Montée des eaux et intrusions salines, deux menaces pour l’avenir du delta du Mékong
Le Mékong est l’un des plus grands fleuves du monde, il traverse six pays d’Asie du Sud-Est (la Chine, la Birmanie, la Thaïlande, le Laos, le Cambodge et le Vietnam) qui se partagent les ressources
Le Mékong est l’un des plus grands fleuves du monde, il traverse six pays d’Asie du Sud-Est (la Chine, la Birmanie, la Thaïlande, le Laos, le Cambodge et le Vietnam) qui se partagent les ressources naturelles et les terres qui l’entourent. Les paysages de cette vaste région sont tout aussi variés que les pays qu’elle englobe, des savanes poussiéreuses aux denses forêts tropicales et des rivières lentes aux torrents glacés.
Dixième plus grand fleuve du monde, le Mékong prend sa source dans la partie chinoise du plateau tibétain, s’écoule vers le Delta du Mékong pour finir sa course dans la mer orientale du Vietnam.
Le delta du Mékong est souvent présenté comme l’une des régions du monde les plus menacées par le changement climatique. Sa très faible altitude moyenne en fait effectivement une zone fortement exposée à la montée du niveau marin : de larges portions du delta pourraient ainsi se retrouver sous le niveau de la mer au cours du XXIe siècle.
Comme l’ont montré différents travaux de recherche, il est toutefois crucial de ne pas négliger l’impact des activités humaines locales : les extractions d’eau souterraine et de sable fluvial, notamment, ont des conséquences d’une ampleur bien supérieure à celle de la seule montée du niveau marin.
Une région côtière de faible altitude
Avec une superficie et une population équivalentes à celles des Pays-Bas, soit environ 41 000 km2 pour 17 millions d’habitants, le delta du Mékong vietnamien constitue une région cruciale pour le Vietnam. Il assure plus de 50% de la production nationale de riz, surtout pour l’exportation, 65% de la production aquacole et 70% de la production de fruits. .
Or, avec seulement 80 cm d’altitude moyenne, le delta est fortement menacé par la montée du niveau marin. À l’échelle globale, ce dernier a déjà progressé de 20 cm en moyenne entre 1901 et 2018, conséquence de la dilatation thermique de l’océan et de la fonte des glaciers et calottes polaires. Cette hausse se poursuit et s’accélère, atteignant aujourd’hui 3,7 mm/an.
D’après les dernières projections de GIEC, le niveau marin moyen devrait encore augmenter d’environ 20 cm d’ici à 2050, et entre 40 et 80 cm en 2100 selon le scénario climatique. Des valeurs bien supérieures ne sont toutefois pas à exclure en cas de déstabilisation rapide des calottes polaires.
Quelles conséquences sur le delta du Mékong ? En croisant ces projections avec une carte topographique, on peut estimer qu’une hausse du niveau marin de 50 cm ferait passer 30 % du delta sous le niveau de la mer. Une proportion qui monterait à 54 % en cas de hausse de 80 cm,
L’affaissement du sol, une menace à court terme
Mais il y a en réalité plus grave à court terme : sur des pans entiers du delta, le sol lui-même s’enfonce, avec des taux allant de 1 à 5 cm/an par endroit, soit un rythme plus de 10 fois supérieur à celui de la montée du niveau marin global. C’est ce qu’on appelle le phénomène de subsidence. Dans le delta du Mékong, bien qu’une part soit naturelle, l’une des principales causes est le pompage excessif des eaux souterraines, entraînant une diminution de la pression de l’eau en profondeur, le tassement des sédiments et donc une perte d’altitude en surface.
Le développement économique et l’intensification de l’agriculture dans le delta au cours des 25 dernières années ont considérablement accru l’exploitation des aquifères. Les volumes d’eau extraits sont passés de valeurs minimes dans les années 1990 à environ 2,8 millions de m3 par an, soit environ le double de la recharge annuelle.
Le problème de la subsidence est par ailleurs exacerbé par le manque d’apports sédimentaires : les barrages construits en amont sur le Mékong et ses affluents piègent une grande partie des sédiments, tandis que dans le delta lui-même l’aménagement du réseau hydrographique, avec ses nombreuses digues, limite grandement les dépôts sédimentaires dans les zones inondables lors de la saison humide. Les maigres apports restants ne peuvent donc compenser la perte d’altitude.
Le futur du delta menacé
Ce pompage excessif dans les nappes menace donc directement l’avenir du delta à un horizon de quelques décennies. S’il se poursuit au rythme actuel, avec 2 % de croissance par an, la subsidence moyenne cumulée pourrait atteindre plus de 40 cm en 2050 et plus de 60 cm en 2100. Une telle perte d’altitude, combinée à la hausse du niveau marin moyen, ferait passer la majeure partie du delta sous le niveau de la mer dans le courant du siècle.
Projections de l’élévation future du delta du Mékong, selon trois scénarios d’extraction d’eau souterraine, combinés à une projection médiane d’élévation du niveau marin moyen global. Minderhoud et coll. (2020)
Si un territoire situé sous le niveau de la mer n’est pas nécessairement submergé, comme le montre l’exemple des Pays-Bas, il s’agit là d’une menace véritablement existentielle pour le delta du Mékong. Compte tenu des coûts des mesures de protection, il semble peu réaliste que l’ensemble de la région puisse être protégée si les scénarios les plus pessimistes devaient se matérialiser.
Les intrusions salines, l’autre danger
Autre enjeu, la progression des intrusions salines dans les eaux de surface. La vie dans le delta est naturellement rythmée par l’alternance entre saison humide et saison sèche : la saison humide est marquée par les crues du fleuve, la saison sèche par un débit fluvial plus faible qui entraîne la remontée des eaux marines salées dans les terres. L’intensité et l’extension de ce phénomène naturel ont nettement augmenté au cours des 20 dernières années. L’eau salée étant impropre à l’irrigation, ces intrusions ont des impacts majeurs sur les pratiques agricoles.
Cette tendance est souvent associée à l’augmentation du niveau marin et des épisodes de sécheresse. Or, si le delta du Mékong a bien connu des intrusions salines majeures lors d’épisodes de sécheresse en 2015-2016 et 2020-2021 la cause majeure de la tendance observée est l’extraction de sable dans les bras du fleuve, qui a explosé avec le développement socio-économique rapide du delta, principalement pour le secteur de la construction.
En une vingtaine d’années, les lits de rivière dans l’estuaire ont été surcreusés en moyenne de 2 à 3 m, modifiant les dynamiques de mélange entre l’eau douce du fleuve et l’eau salée marine et amplifiant les marées. Si la profondeur des rivières n’avait pas été changée, l’extension dans les terres des intrusions salines de 2016 aurait par endroits été réduite de 20 km.
Un phénomène appelé à se poursuivre
Dans les prochaines décennies, quatre facteurs sont susceptibles de modifier les intrusions salines : le changement climatique avec la montée du niveau marin et les changements de pluviométrie ou de débit fluvial, la subsidence et l’appauvrissement en sédiments causé par les extractions de sable et le piégeage dans les barrages en amont.
À l’aide d’un modèle hydrologique numérique, nous avons testé différents scénarios pour ces quatre facteurs. Selon les résultats, leur combinaison conduirait à une hausse de 18 à 36 % de la surface du delta affectée par les intrusions salines d’ici à 2050.
Si les extractions de sable continuent à ce rythme, l’érosion du lit des rivières sera de très loin le premier facteur de la hausse des intrusions salines dans l’estuaire, du moins jusqu’au milieu du siècle.
Plusieurs provinces encore épargnées par la salinisation pourraient faire face à d’importantes intrusions salines d’ici à 2040-2050. La hausse du niveau marin et la subsidence, secondaires pour la 1ère moitié du siècle, risquent de fortement amplifier les intrusions salines dans la seconde moitié. S’y ajoute l’impact du recul du trait de côte, négligé dans le modèle.
Changements de pratiques indispensables
Les impacts environnementaux liés aux activités humaines dans le delta du Mékong illustrent combien celles-ci peuvent amplifier voire surpasser ceux du changement climatique. Il est donc impératif d’en tenir compte pour évaluer les risques et élaborer des stratégies d’adaptation ou d’atténuation.
Il est souvent difficile de sensibiliser sur des phénomènes non directement observables, comme la subsidence et l’érosion des lits de rivières. La prise de conscience de l’effet des extractions d’eaux souterraines s’est accrue ces dernières années, et diverses initiatives et politiques gouvernementales ont été développées pour les diminuer. La mise en œuvre de ces mesures n’est pour autant pas toujours effective ni efficace. Quant aux extractions de sable, leur impact sur les intrusions salines a été montré trop récemment pour la mise en place de politiques de réduction ambitieuse.
Des politiques d’autant plus difficiles à instituer que la demande de granulats dans le sud du Vietnam devrait continuer d’augmenter dans les 30 prochaines années pour soutenir la croissance économique et répondre à la demande en infrastructures et urbanisation.
Le modèle de développement du delta en question
Au-delà des seuls impacts du changement climatique, c’est bel et bien le modèle de développement socio-économique du delta du Mékong qui est à l’origine des principales transformations environnementales auxquelles ce territoire fera face d’ici à 2050.
Pour autant, lorsque l’on considère certains plans de développement ou d’adaptation du delta, la prise en compte des changements environnementaux provoqués par les activités humaines n’apparaît pas à la hauteur des risques encourus.
Les enjeux sont pourtant de taille, et il semble crucial de repenser sur le long terme le modèle de développement du delta, en intégrant non seulement des stratégies d’adaptation ambitieuses mais également des mesures permettant d’attaquer les problèmes environnementaux à leur source.
Revue The Information